Comment nait la techno-sotériologie  ou « Le salut par glace » ?

Ce que ne parait pas suffisamment revendiquer la culture technoscientifique c’est sans doute son statut de fille de la logique eschatologique héritée du judéo-christianisme. Il semble bien y avoir un impensé messianiste dans la volonté tant de dire à la mort : « Où est ton aiguillon ? » que dans celle de persister à se poser en voie sotériologique, face aux quolibets et hoquets d’une communauté de bien-pensants criant à l’imposture, voire au blasphème.

En écho à ces deux constantes apparait la récupération de l’imagerie, de la symbolique et de la rhétorique d’une religion que l’avènement à la modernité occidentale a tenté de liquider sans jamais pouvoir l’inhumer. Couronnée de toutes les épines de l’ire anticléricale, la posture messianique semble déchirer le voile des âges, renaissant à chaque détour de symbolisme technoscientifique.

Il n’y a qu’à entendre le philosophe Max More – tête de file de l’extropianisme, courant radical du transhumanisme – se confondre en prières, pour mesurer à quel point le symbole religieux ouvrage de l’intérieur la logique technoscientifique radicale. Si le contenu de l’invocation relève de l’ironie, le geste n’en trahit pas moins une certaine culture de la génuflexion. On est loin d’un positivisme comtien tournant le dos à l’ontologie.  Bien-sûr percent les traits du sarcasme, mais More ne s’en adresse pas moins à « Mère Nature », figure allégorique d’un ordre créationniste comme en témoigne ici l’épitre de More à la « Mère »  :

« Tu nous as faits vulnérables aux maladies et aux blessures. Tu nous obliges à vieillir et à mourir, juste au moment où nous commençons à atteindre la sagesse. Tu as été avare en nous fournissant une conscience limitée des processus somatiques, cognitifs et émotionnels qui nous concernent (…) Tu nous as équipés d’une mémoire limitée, de très peu de capacité de contrôle, d’impulsions tribales et xénophobes. Et tu as oublié de nous transmettre le mode d’emploi de notre fonctionnement ! »[1]

Pour autant, les arguments de l’invocation évoquent la prière dominicale – le Notre Père – qui s’ouvre sur un acte d’adoration, avant de donner dans la requête. Max More, en religieux refoulé et – sans doute œdipien – ne peut manquer de décocher une pique au père, dans le moment inaugural de vénération de la Mère. De là cette forme de prière qui aurait bien pu s’intituler le « Notre Mère qui est aux cimes » :

« Chère Mère Nature,

 Désolé de te déranger, mais nous, les humains – ta progéniture – avons des choses à te dire (peut-être peux-tu faire passer le message au Père, car il n’est apparemment jamais dans le coin). Nous voudrions te remercier pour toutes les qualités merveilleuses dont tu nous as dotés, en utilisant ta massive, bien que lente, intelligence séquencée. Tu nous as fait passer du stade de simple forme chimique autoréplicante à celui de mammifères composés de milliards de cellules. Tu nous as donné la maîtrise absolue de la planète. Tu nous as donné une espérance de vie plus longue que celle de la plupart des autres animaux. Tu nous as doté d’un cerveau complexe, qui nous confère la capacité de parler, de raisonner, d’anticiper, d’être curieux et créatifs. Tu nous as donné une capacité de compréhension de soi et d’empathie à l’égard des autres. Mère Nature, nous te sommes vraiment reconnaissants pour ce que tu as fait de nous. Il est clair que tu as fait du mieux que tu pouvais »[2]

Passé l’effort d’amabilité, place à la revendication : « Donne-nous notre pain de ce jour », disaient les apôtres, « Donne-nous notre liberté, pour toujours » semble dire Max More à une Nature que le philosophe anglais trouve purement dépassée, car le salut de l’homme se trouve dans la réforme de sa constitution, le mot employé ici de manière équivoque évoquant à la fois, la structure corporelle, voire génomique de l’homme et le champ de son agir éthique. 

« Nous avons décidé, soutient Max More, qu’il était temps d’amender la constitution humaine (…) Nous ne tolérerons plus la tyrannie du vieillissement et de la mort. Via des altérations génétiques, des manipulations cellulaires, des organes synthétiques, nous allons nous doter d’une vitalité durable et supprimer notre date d’expiration. Chacun décidera pour lui-même du temps qu’il veut vivre »[3].

Mais, le ton et la forme de ce discours, eux aussi empruntent aux proclamations de liberté constitutifs du discours évangélique, au sens où « la bonne nouvelle » se veut porteuse des espérances d’indépendance d’une humanité réduite en esclavage. La grande offre paulinienne repose sur une déclaration forte de son épitre aux Colossiens : « il a effacé l’acte dont les ordonnances nous condamnaient et qui subsistait contre nous, et il l’a détruit en le clouant à la croix; il a dépouillé les dominations et les autorités, et les a livrées publiquement en spectacle, en triomphant d’elles par la croix »[4]. Le message christocentrique est donc d’abord une invitation à la liberté, une offre d’affranchissement. Or, c’est, semble-t-il, à celle-ci que la tradition technoscientifique contemporaine entend se substituer en promettant la liberté à tous et à chacun.

Gilbert Hottois, pour sa part, ne se méprend pas sur la fonction volontairement oraculaire des transhumanistes. Il n’est pas le seul à considérer les tenants d’un futurisme technoscientifique comme des « prophètes ». Ils miment la geste des anciens augures, campant la posture laissée vacante par les antiques diseurs d’avenir. Pour Hottois, « l’idée du posthumain a crû dans le sillage de la cybernétique, de l’informatique, de l’intelligence artificielle et de la robotique. Ce posthumanisme technoscientifique prophétise l’avènement, délibéré ou accidentel, d’entités artificielles, surhumaines et non humaines, susceptibles de succéder à l’espèce homo et de poursuivre de façon autonome leur propre évolution. »[5]

Alexandre Laurent, Prophète devant l’Internet, comme on l’était jadis devant l’Eternel redit à lignes à peine reformulés ces mots de l’Epitre aux Colossiens évoquant l’incorruptibilité prochaine des corps : « (…) La trompette sonnera (…) et nous, nous serons changés. Car il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité. Lorsque ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, et que ce corps mortel aura revêtu l’immortalité, alors s’accomplira la parole qui est écrite : La mort a été engloutie dans la victoire »[6] .

Il n’est donc pas étonnant que Max More, figure centrale du transhumanisme, perçoive la cryogénie comme un moyen de combler l’écart entre la médecine actuelle et celle de demain. L’ on passe d’une médecine à visée thérapeutique à une médecine à projet résurrectif. Pour Laurent, l’évolution des pratiques médicales de réanimation en cas d’urgence, témoigne d’un changement de paradigme : « Aujourd’hui, nous réanimons des gens que nous croyions morts il y a cinquante ans » déclare-t-il.  Dans cette volonté d’en finir avec la mort se trouve l’une des caractéristiques du surhomme nietzschéen : regimber contre les absolus et fonder dans l’immanence le salut de l’homme. Car, le projet de cryogénisation, avant d’être une activité scientifique, est une posture philosophique. Il repose sur une vision de la vie qui pense l’au-delà, en marge des conceptions mythiques et religieuses qui avaient postulé, de l’ère antique à nos jours, l’idée d’un achèvement inexorable de la temporalité terrestre.

La techno-sotériologie est  ainsi la foi en l’idée que la technique, au moins par le projet cryogéniste, est la voie de salut. Contre l’oppression qu’exerce la nature sur l’homme, la technique devient la voie par laquelle est possible la libération. Les pesanteurs diverses liées à la nature font de l’homme un être écrasé. Des récits antiques aux scenari de la fiction contemporaine, le fardeau de l’humain soumis aux forces de la nature est une constante. La foule de récits rassurants que se bâtissent au fil des siècles et des civilisations, les hommes ne viserait qu’à atténuer la violence d’une souffrance prégnante.

Or, le néo-messianisme d’obédience extropianiste qui entend mener l’histoire humaine aux vergers de la félicité perdue a bien conscience de faire face aux cerbères agitant aux portes de l’immortalité, les épées flamboyantes du vieillissement. Là se dessine le théâtre d’opération d’une confrontation où cerveaux en silicium, implants rétiniens, exosquelettes, muscles en nanotube, électrodes télékinétiques, implants cochléaires, cœurs artificiels et yeux télescopiques se télescopent dans leurs ruées vers les vergers de l’immortalité interdite.

Lames divines contre arsenal anthropique, le bras de fer parait asymétrique, quoique pour le transhumaniste pratiquant le coup de main de la bionique puisse faire voler en éclat les pieds tenus pour argile de l’interdit !

Josué GUEBO


[1] Max More, Lettre à Mère Nature : Amendements à la Constitution humaine, 2009, consulté sur le site https://strategicphilosophy.blogspot.com/2009/05/its-about-ten-years-since-i-wrote.html

[2] idem

[3] Idem

[4] Colossiens 2. 14-15.

[5] Gilbert Hottois, Le transhumanisme est-il un humanisme,  Académie royale de Belgique, Bruxelles,  2014, p. 33

[6] 1 Corinthiens 15. 52-54.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *