Interview de Karamoko FOFANA, Docteur en Philosophie, Option Histoire des Sciences et Bioéthique, Membre de la Société Ivoirienne du Transhumanisme-SIVOT, auteur d’une thèse ayant porté sur le thème : « Du transhumanisme : catastrophe où métamorphose, à partir de la Pensée complexe d’Edgar Morin ? ».
Interrogé par Edgar Yapo, de « Le Courrier d’Abidjan ».
Si vous deviez brièvement présenter le transhumanisme que diriez-vous ?
La plupart des analyses s’accordent à situer l’acte de naissance du concept de transhumanisme en 1957. C’est à cette date que le biologiste britannique Julian Huxley, alors directeur de l’UNESCO, aurait employé pour la première fois le mot transhumanisme. Bien que cette paternité Huxleyenne du concept de transhumanisme ne fasse pas l’unanimité, elle reste, à bien des égards, la plus vulgarisée aujourd’hui. Tenons-la donc pour définir ce concept, selon les termes de Huxley, comme une philosophie où « (…) l’homme restant l’homme, mais se transcendant lui-même par la réalisation de nouvelles possibilités de sa nature humaine et de nouvelles possibilités pour celle-ci »[1]. C’est donc une « volonté d’autotranscendance » qui s’exprime à travers ce concept, qui veut mobiliser la convergence NBIC pour en faire le ferment d’un eugénisme de type libéral, volonté qui implique de profondes incidences éthiques et ontologiques, car, pour reprendre les termes de Laurent Alexandre spécialiste de la question, « cela bouleverse les consciences, choque les croyances et explose les clivages politiques traditionnels ». Le transhumanisme est donc un des sujets majeurs de bioéthique, en tant qu’il repose les questions traditionnelles liées à la vie humaine dans son début et sa fin, provoquant des discussions vives sur les implications éthiques, légales, sociales, médicales, économiques et scientifiques . Les questions morales qu’il pose sont liées principalement au caractère disruptif des technologies convergentes qui constituent le champ du possible de son projet. Si ce dernier est envisageable du point de vue de sa faisabilité, la question de sa désirabilité reste cependant un sujet alimentant les discussions entre les tenants du bioprogressisme et les bioconservateurs. Les principaux penseurs de cette philosophie sont entre autres, Fereidoun M. Esfandiary, le Britannique Max More, le Suédois Nick Bostrom, les Anglo-saxons David Pearce, Richard Dawkins et James Hughes, les futurologues de la Silicon Valley tels qu’Ibrahim Salim, Peter H. Diamandis et Ray Kurzweil. Il existe des mouvements et associations qui se réclament du transhumanisme notamment la World Transhumanist Association, désormais Humanity+, créée par Nick Bostrom et David Pearce en 1998 ; Le courant Extropianiste dont le philosophe Max More est le principal promoteur ; L’Association Française du Transhumanisme appelée Technoprog, dirigée par Marc Roux ; La Société Ivoirienne du Transhumanisme-SIVOT dirigée par Josué Guébo.
Vous définiriez-vous comme un bioconservateur ou un bioprogressiste ?
Le bioconservatisme repose généralement sur une heuristique de la peur. Quant au biolibéralisme, il est nourri par ce que nous nommons, une « heuristique de l’espoir ». Ces deux postures éthiques ne sont, manifestement, pas antithétiques dans notre approche qui se veut inclusive. Par l’heuristique de la peur on entend toute tendance à considérer que les projets technoscientifiques vont se solder par la catastrophe, afin de prendre les dispositions nécessaires pour éviter cette catastrophe, tel qu’il est donné de le voir avec le bioconcervatisme. Mais on ne se rend pas toujours compte que ce même projet technoscientifique peut conduire à des transformations positives qui sont à notre avantage à tous, tel que le soutien le bioliberalisme. Le péril et ce qui sauve sont donc les deux possibilités à envisager dans notre évaluation de la convergence technologique aujourd’hui. Lorsqu’un papillon nait, c’est parce qu’une chenille est morte ; faut-il alors pleurer la chenille ou se réjouir du papillon ? à cette question nous répondons ceci : il faut se réjouir du papillon, en considérant que la chenille n’est pas perdue, elle continue de s’épanouir dans le papillon. C’est tout le sens de l’éthique de la complexité chez Edgar Morin qui apparait comme le lieu d’éclosion d’une nouvelle posture éthique. En effet, n’étant pas seulement donnée par la nature, car recelant aussi une dimension que l’on peut considérer comme produite par la culture, la condition humaine se doit d’être définie comme un phénomène émergentiel. D’où le rôle des technologies d’amélioration que Peter Sloterdijk appelle les anthropotechniques, qui peuvent effectivement répondre, dans l’aventure humaine, à des besoins relevant du domaine technoscientifique, tout en restant ambivalentes. Cette ambivalence reste pour nous insurmontable à cause de l’inséparabilité entre les périls liés à ces pratiques et les possibilités énormes qu’elles offrent à l’humanité aujourd’hui. Il est donc nécessaire pour la bioéthique de nouer avec la pensée inclusive, capable d’affronter cette ambivalence caractéristique des nouvelles technologies. L’exigence de rompre avec le projet de maîtrise de la nature s’accompagne donc de celle consistant à rompre avec le projet d’une maîtrise de l’éthique, car l’éthique, et c’est Jacqueline Russ qui nous l’enseigne, « Ce n’est pas une norme arrogante ni un évangile mélodieux : c’est l’affrontement avec la difficulté de penser et de vivre ». C’est en l’homme qu’elle prend sa source comme l’avait établi si bien Gil Deleuze et Guattari qui ont montré selon les propos de Jacqueline Russ, que « (…) le désir se révèle puissance créatrice de valeurs, production de réalité, invention authentique ». Or le désir n’est pas que cette source de production de valeur si on décide de l’analyser non plus avec Spinoza qui en fait l’éloge, mais avec Platon qui y voit la marque d’une incomplétude, parfois la source de nos déviances. C’est dire que là où émergent les valeurs est également le lieu de l’émergence des barbaries. C’est pourquoi l’éthique ne peut pas être une donnée définitive puisque se régénérant autant que l’homme se régénère, du fait de sa fragilité.
Que diriez-vous à ceux qui pensent que la recherche transhumaniste est prisonnière des GAFAM ?
On peut comprendre ces personnes, car il est souvent difficile de préserver sa liberté décisionnelle du point de vue éthique, face à la pesanteur idéologique et économique de ceux qui financent le domaine dans lequel on veut faire métier ou profession. Les recherches en ce qui concerne les scénarii prospectés quand on parle de transhumanisme, sont effectivement financées en grande partie par les célèbres GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et leurs homologues asiatiques, les BATX ( Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Pour autant, il ne faut pas réduire l’attrait que suscite le mouvement à cette seule caractéristique politique et économique. Agathe François considère, à juste titre, que bien des mouvements transhumanistes fleurissent à travers le monde sans être rattachés à l’industrie du numérique : « Une part importante des transhumanistes prône ainsi un dialogue avant tout axé sur la société, comme c’est le cas chez Technoprog, l’association transhumaniste française. ». Laurent Alexandre exprime également sa confiance quant à la sincérité des promoteurs de ce mouvement, qui, selon lui, sont de bonne foi : « Je ne pense pas, affirme-t-il, que Google soit dans une logique d’effet d’annonce. Je pense qu’ils sont très sincères. ». Laurent Alexandre explique sa conviction qui est que Google se rapproche plus d’une église que d’une entreprise traditionnelle. Leur objectif serait donc un objectif messianique avant d’être l’accumulation de l’argent. Toutefois la marchandisation des services médicaux menace gravement les bonnes intentions soulignées par les défenseurs du transhumanisme à l’instar de Laurent Alexandre. Yapi Ayénon[2] a donc raison d’écrire que « L’avenir de la médecine se profile ainsi à la conjugaison des exigences du rationalisme et de l’humanisme ».
Comment pensez-vous que l’Afrique puisse remonter son retard technologique, afin de ne pas être exclue de la dynamique du développement transhumaniste ?
D’abord il faut déterminer les causes du fossé scientifique et technologique entre l’Afrique et le reste du monde. La plupart des pays africains sont encore au stade de la mécanique équivalant à la phase industrielle, alors que les pays occidentaux aujourd’hui se trouvent en général à l’étape de l’automatisation qui renvoie à la phase post-industrielle. On peut même s’autoriser à dire que des cas exceptionnels en Afrique existent où les populations se trouve quasiment au stade préindustriel relativement aux énergies et aux capacités professionnelles qui sont des domaines essentiels de l’application des inventions techniques, malgré les appels de l’UA lors de son sommet de 2007, invitant les pays africains à consacrer au moins 1% de leur PIB, « d’ici 2020 » à la recherche scientifique. Cela devrait se faire à travers une « revitalisation des universités » et la promotion dans ces universités, de la science et la technologie. C’est qu’en réalité ces objectifs n’ont pas été atteints selon la section Afrique du Département de l’information de l’ONU, du fait d’un manque de financement du NEPAD lancé en 2005 et qui était censé contenir ce projet. Une des raisons évoquées pour expliquer cette réserve au plan économique et politique dans la promotion du développement scientifique, est principalement le manque d’appréciation de la valeur du développement scientifique[3], d’où le sens de la question suivante : Sur le fond de quelle conception de la mondialisation, repose une telle posture miso-technique et scientophobe? D’aucuns pensent qu’investir dans les nouvelles technologies serait du « suivisme et de la subordination à la houlette des grandes puissances ». Cette posture qui n’est pas moins pertinente entend donc penser le développement scientifique et technologique africain selon une « logique de déconnexion » afin de propulser l’Afrique sur une ligne de développement propre à son identité et ses valeurs. Reconnaissons à cette approche le souci de conservation quant à la diversité des contextes socio-culturels qui doit impliquer une vision non pas simpliste et unilatérale, mais complexe. Mais analysé sérieusement, surtout dans le droit fil des professeurs Sidiki Diakité[4] et Lazare Poamé[5], nous pensons que la posture de la déconnexion est la moins réaliste, parce que la logique de la mondialisation est celle d’une interaction. Plutôt que de se constituer en système fermé, l’Afrique gagnerait à s’ouvrir de manière intelligente pour être « capable d’éclairer les grands enjeux du futur par une correction du transfert des technologies », comme l’exprime fort Joliment Marcel Kouassi[6]. Pour éviter donc de devoir être le dépotoir d’effets pervers des scénarii prospectés par les techno prophètes, l’Afrique doit développer et manifester une posture pouvant faciliter son intégration, car il apparaît selon l’Approche de Lazare Poamé qui part d’une lecture de Jacques Ellul sur Le système technicien, que l’Afrique ne saurait se soustraire des effets pervers de la science dite occidentale, même si elle tente d’initier un chemin qui serait propre à elle.
Comment le transhumanisme peut-il être utile à un Etat, comme la Côte d’Ivoire ?
Les NBIC qui propulsent le transhumanisme, peuvent être comprises au sens de Michel Foucault comme des dispositifs de biopolitique, où « la « vie » et le « vivant » sont les enjeux des nouvelles stratégies économiques et des nouvelles luttes politiques ». La promotion de l’innovation dans ces technologies est donc une bonne précaution à prendre pour tout Etat soucieux de son développement économique et social. Nous avons appris auprès de Lazare Poamé que l’inséparabilité entre le phénomène technique et celui de l’économie et l’irréductibilité de l’une à l’autre, produisent l’émergence de néologismes comme « le capitalisme électronique » ; « l’économie informationnelle mondialisée » qui montrent que la mondialisation pensée habituellement en termes économiques est devenue une notion incluant la technique qui pose des problèmes de plus en plus complexes. Mais cette dimension économique de la question ne doit pas nous faire perdre de vue l’essentiel de la question qui est éthique. Pour ce qui est du numérique, en Côte d’Ivoire, nous avons bien fait de mettre en place un ministère de l’économie numérique, mais les défis et les enjeux de ce domaine doivent être bien connus et bien définis, et l’intérêt pour les technologies innovantes doit s’étendre aux nanotechnologies, aux biotechnologies et aux sciences cognitives. Un cadre de réflexion et de recherche comme la Société Ivoirienne du Transhumanisme-SIVOT, est sans doute une opportunité à saisir, pour des analyses critiques et la réflexion conceptuelle liées aux technologies convergentes, à la prise de décision éclairée concernant les questions émergentes. Selon le président de cette association, le philosophe Josué Guébo, « La société Ivoirienne de transhumanisme est située au confluent de la médecine, de la pharmacie, de la philosophie, de la biologie, de l’informatique et de toute autre discipline liée au développement technoscientifique contemporain »[7]. Voyons aussi du côté de la France[8] où le Gouvernement, dans le plan France 2030, a fait de l’investissement dans l’IA, une priorité à travers sa stratégie nationale pour l’intelligence artificielle (IA), lancée en 2018, dont l’objectif est de faire de la France une pionnière de l’innovation en 2030. Cela ne va pas sans fournir les moyens des propositions prospectives pouvant conduire à la prise de décisions politique, juridique et économique à l’instar de la France qui vient de lancer en septembre 2023, le Comité de l’intelligence artificielle générative.
[1] Voir GOFFI Jean-Yves « Aux origines contemporaines du transhumanisme. Julian Huxley et Fereidoun M. Esfandiary », in Éthique, politique, religions 1 (6),
[2] Voir AYENON Yapi Ignace, Approches du vivant, études d’épistémologie biologique, Paris, L’Harmattan, 2015
[3] Pour vérifier l’authenticité de ces données, voir le lien suivant : L’Afrique veut réaliser sa révolution scientifique | AfriqueRenouveau (un.org)
[4] Voir DIAKITE Sidiki, Technocratie et questions africaines de développement : Rationalité technique et stratégies collectives, , Strateca Diffusion, Collection Penser l’Afrique n 2, 1994.
[5] Voir POAME Lazare Marceline, « Système technicien, mondialisation et démocratie en Afrique », sous la direction de Josiane Boulad-Ayoub et Luc Bonneville, Souverainetés en crise, pp. 501-516. Collection : Mercure du Nord. Québec : L’Harmattan et Les Presses de l’Université Laval, 2003.
[6] Voir KOUASSI Marcel N’dri, Heidegger et la question du transfert des technologies en Afrique, Abidjan, 2013, 190 p.
[7] Voir le site de la SIVOT : www.Transhumanistes.ci
[8] L’authenticité de ces données peut être vérifiée sur le site suivant : https://www.economie.gouv.fr/strategie-nationale-intelligence-artificielle
Je vois avec plaisir l’éclosion de ce site d’une très grande qualité à qui je souhaite un développement prospère et durable.
Toute mon amitié a nos frères par l’esprit transhumaniste.
Très grand merci pour vos encouragements.
Cordialement.
Il y a déjà eu plusieurs événements mondiaux avertissant sévèrement l’Homme qu’il ne peut pas vivre au-delà des lois du Créateur, ni combattre la Nature en la contraignant alors qu’il fait partie intégrante de celle-ci, sans courir à sa propre perte.
Tant que les techno-sciences prioriseront les changements dans la chair et non dans l’esprit, la voie de l’auto transcendance qu’elles penseront suivre restera une illusion cérébrale qui les entrainera dans l’impasse de la matérialité et finalement l’anéantissement de tous leurs projets, car ils auront suivi la fausse voie.
Car pour ceux qui vivent dans la chair et ne connaissent que la chair, il ne peut y avoir ni connaissance ni compréhension véritable.
La transcendance que désir connaitre l’Homme n’est donc plus à chercher dans les sciences humaines et technologiques mais dans la philosophie de la Terre, sans jamais revenir à la pensée de l’homme. Et le point de départ en est l’humilité de se laisser enseigner, non de glorifier sa propre logorrhée humaine et incomplète.
Ne laissez pas vos petits-enfants payer un jour de leurs vies les égarements de leurs grands-pères et grands-mères.
« Et le point de départ en est l’humilité de se laisser enseigner, non de glorifier sa propre logorrhée humaine et incomplète ». Ce propos qui dégouline de suffisance indique sans doute l’exemple à suivre… Pourquoi la proposition ne serait-elle pas celle d’un apprentissage réciproque, dans un monde où personne n’a la science infuse, plutôt que d’être celle du soliloque et de la condescendance ?
J’ai pourcouru quelques articles et je salue leurs qualités scientifiques. Aujourd’hui la question d’une véritable implication dans la recherche technoscientifique se pose à l’Afrique comme un défi majeur.
Comme on le dit chez nous, celui qui refuse de faire politique, la politique le fera. Ainsi en est-il pour l’Afrique et la technscience. Si l’Afrique continue de se détourner de la recherche et développement de la technoscience, elle deviendra comme mentionné dans le texte de Dr Fofana, selon le propos du professeur Lazare Poamé, le dépotoir des technologies et restera une société toujours en retard sur son temps et exploiter au profil de celles qui continuent de creuser grandement leur avance sur elle.
Il faut commencer par une réforme en profondeur de nos systèmes éducatifs, déceler les enjeux et objectifs de programmes d’enseignements à adopter et rechercher les solutions aux défis qui pourraient se poser.
Ensuite investir sérieusement dans la recherche scientifique en faisant de nos universités de hubs de recherches scientifiques et technologiques de haut niveau.
Pour terminer je voudrais saluer l’initiative de la mise en place de cette plateforme scientifique qu’est la SIVOT, et ce site internet qui sert de canal d’information pour l’organisation et d’érudition pour les amoureux du savoir.
Longue à la SIVOT et prospérité à ce site si riche en instruction.