Mot de sciences

TRANSHUMANISME : PROJET HUMANISTE OU ANTIHUMANISTE ?

Par Kouadio Julien KOUASSI

Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire

Le transhumanisme s’entend comme un mouvement culturel prônant l’usage des sciences et des techniques dans l’optique d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains. Ce projet transhumaniste, par le truchement du progrès des nanotechnologies, la biologie, l’informatique et des sciences cognitives semble être un creuset de belles promesses pour l’humanité. Cependant cette amélioration et la « transformation [constante des performances] de l’être humain par la mise en œuvre de nouvelles technologies, dans des visées d’augmentation des capacités humaines et prolongation importante de la vie », (DAMOUR Franck, 2018), soulève aujourd’hui des préoccupations essentielles et éthiques qui ne cessent de tarauder les esprits. La prolongation de la vie à l’infini n’arracherait-elle pas à la vie son véritable sens ?  S’il advenait que l’homme parvenait à néantiser la question de la mort parce que devenu hybride ou, disons cyborg ; cela n’entraînerait-il pas une explosion démographique et, partant, une insécurité totale sur le continent africain en particulier et le monde en général ? D’ailleurs, quelle identité pourrait-on attribuer à un être mécananthrope ? La possibilité pour l’être pour-soi ou la réalité humaine de « se transhumaniser », (Eugène AROUX, 1857), et tendre vers l’immortalité n’ouvrirait-elle pas la boîte de Pandore  ?

Mots clés :Être pour-soi – Humanisme – Identité – Mécananthrope – Société – Transhumanisme.

L’homme est, parmi toutes les créatures qui existent sur la terre, celui qui prend la pleine mesure de sa propre finitude parce que doué de conscience. Ces mots de Jacques Bossuet résonnent sûrement dans les profondeurs abyssales de chacun toutes les fois qu’il médite sur ce mektoub : « J’entre dans la vie avec la loi d’en sortir, je viens faire mon personnage, je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître » (2002, pp.7-8). Cette prise de conscience de soi comme être inévitablement livré à la mort, bien que suscitant l’angoisse, constitue un réel stimulant qui le pousse à rechercher les voies et moyens pour ramer à contre-courant de cette triste réalité. Être condamné à la défunction et pourtant il est aussi cet être de désirs qui veut sempiternellement persévérer dans son être (le conatus). Pour ce faire, passant par certains mythes et histoires, la promesse du paradis, il ne cesse de se convaincre que la mort physique ne met pas définitivement un terme à la vie.

Dans cette quête tumultueuse du secret de l’immortalité, il s’en remet aux pouvoirs de la science et la technique. Les nombreuses prouesses réalisées par la technoscience ont permis à l’humanité de combattre victorieusement des maladies et ainsi d’accroître aujourd’hui l’espérance de vie. Il va donc mettre sur pied des procédés originaux dont l’une des plus expressives est la technomédecine. En effet, à travers une étude approfondie du patrimoine génétique, l’invention de machines de tailles chromosomiques et l’hybridation de l’humain à l’électronique, la médecine est sur le point d’inventer un nouveau type d’homme ; le transhumain ou l’H+. Ce projet transhumaniste est vu comme un terreau d’évolution de l’humanité, un projet salutaire pour elle.

Cependant cette amélioration et la transformation constante des performances de l’être humain par la mise en œuvre de nouvelles technologies, dans des visées « [d’augmentation] des capacités physiques et mentales (…) [et la prolongation importante de] sa durée de vie »[1] soulève aujourd’hui des préoccupations essentielles et éthiques qui ne cessent de tarauder les esprits. La prolongation de la vie à l’infini n’arracherait-elle pas à la vie son véritable sens ? Si l’homme parvient à néantiser la question de la mort, cela n’entraînerait-il pas une explosion démographique et, partant, une insécurité sur le continent africain en particulier et le monde en général ? Quelle identité pourrait-on attribuer à un être mécananthrope ? D’ailleurs, si l’humanité est une chaine voire une dette, vouloir devenir transhumain, n’est-ce pas rompre cette chaine et, partant, une ingratitude à l’égard des générations passées et un égoïsme à l’égard de celles à venir ? Toutes ces inquiétudes sont des affluents qui se confluent en cette principale : le transhumanisme constitue-t-il un projet antihumaniste ? L’hypothèse de base de ce travail est celle de savoir que le transhumanisme, loin d’être un humanisme, serait une entreprise dangereuse pour l’humanité. À y voir de près, ce projet dont la finalité est de donner la possibilité à l’être pour-soi de se transhumaniser et tendre vers l’immortalité ouvrirait la boîte de Pandore à tous les maux.

Cette réflexion entend donc montrer qu’au-delà des retombées positives du transhumanisme tant adoubé par les technophiles, les scientistes, il y a une réelle menace qui plane sur l’Homme et la société tout entière. Une démarche triptyque nous permettra d’atteindre notre objectif. Primo, une méthode analytique nous permettra de comprendre les enjeux et le rapport du transhumanisme avec la structure ontologique de l’homme. Secundo, par le truchement d’une critique, nous mettrons en évidence les dangers que court l’humain face à l’avènement d’êtres transhumains. Conscient de ces menaces, il sera, tertio, opportun et urgent d’éthiciser la science et la technique de peur qu’elles ne conduisent l’humanité à vau-l’eau.

(Lire la suite dans les Actes du Colloque « Transhumanisme et sociétés africaines : entre utopie, identité et propriété intellectuelle« , Abidjan, 24 août 2022, Université Félix Houphouët-Boigny, à paraître).


[1] Franck Damour, David Doat, Transhumanisme: Quel avenir pour l’humanité ? (2018), In https://www.cairn.info/transhumanisme

Mot de sciences

LE KPON CHEZ LES ABIDJI ET LE TRANSHUMANISME

Par Pancrace AKA

Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire

      Le peuple abidji qui a pour aire géographique le sud-est de la Côte d’Ivoire est constitué de deux grands groupes ethniques : egnim’bé et Ogbrù. Le second se démarque du premier non seulement par son accent linguistique mais aussi par la célébration de la fête de dipri qui est ennoblie  par la pratique du kpon. Le kpon est une science secrète ou une puissance qui permet de guérir spontanément des blessures fraîches ou tout autre accident corporel. Cette guérison qui se fait par transformation suppose l’absence de douleurs ou de cicatrices. En fait, le kpon hisse le kponpo[1] au stade de « transhumain ». Pourtant, les promoteurs de l’idéologie transhumaniste entendent recourir à la convergence des NBIC[2] pour améliorer et augmenter notre humanité biologique. Le but de cette contribution est de montrer que nonobstant les différences notables entre le kpon chez les Abidji et le transhumanisme, il existe une profonde analogie entre les deux, de par leurs objectifs. Tous deux visent le passage d’un paradigme thérapeutique à un paradigme « amélioration/augmentation » de l’homme.

Mots-clés : Abidji – Dipri – Kpon – Ogbrù– Transhumanisme.

      Situé au sud-est de la Côte d’Ivoire, le pays Abidji comprend deux grands groupes ethniques différents : egnim’bé et Ogbrù. Chaque groupe se singularise par son accent linguistique et sa situation géographique.

Le premier appelé egnim’bé est situé à l’ouest et comprend les villages suivants : Bécédi, Bakanou A et B, Aymabo, Soukouéby, Sikensi A et B, Katadji. Le second groupe appelé Ogbrù est établi à l’est et se compose de cinq villages : Yaobou, Gomon, Sahuyé, Badasso et Elibou. (A. P. Gnamba, 2014, p. 15).

La spécificité des ogbrù tient au fait qu’ils sont « les seuls de la région abidji qui célèbrent la cérémonie du dipri et pratiquent le kpon qui constituent leur point d’identification. » (A. P. Gnamba, 2014, p. 15). Le vocable « dipri », provient de deux termes issus de la langue abidji : « di » qui signifie rivière, fleuve et « pri », inconnu du langage abidji contemporain, qui signifiait passage ou traversée. Le mot « dipri » désigne, en ce sens, passage ou traversée du fleuve.

Le dipri est donc une cérémonie commémorant le passage du peuple abidji sur le fleuve Comoin et le sacrifice qui l’a précédé ; sacrifice par lequel le roi N’goh fonda une nouvelle patrie, où son peuple entra dans une vie nouvelle faite de bonheur, avec la fin des guerres, des souffrances et de tous les maux individuels et sociaux. (A. P. Gnamba, 2014, p. 76-77). 

La fête de dipri se célèbre d’une manière quasi analogue dans les villages ogbrù. Dans ce contexte, la pratique du kpon par les ogbrù qui en ont le secret lui confère une authenticité certaine mettant ipso facto en évidence l’une des spécificités de la tradition abidji. Qu’est-ce donc que le kpon ?

      Le kpon est une puissance qui permet de guérir spontanément des blessures fraîches ou tout autre accident corporel : fractures, broyage des organes voire séparation des membres ou parties du corps. Cette guérison qui se fait par transformation suppose l’absence de douleurs ou de cicatrices. En fait, le kpon

provient exclusivement des Dikpè Ehikpa ou génies de rivières. Cette puissance est toujours précédée de la transe et peut se manifester à n’importe quel moment de l’année, généralement à la vue du sang issu d’une blessure ou d’un accident corporel quelconque. (A. P. Gnamba, 2014, p. 38).

Il apparaît comme une « science secrète » des Abidji. (A. P. Gnamba, 2014, p. 39). On perçoit aisément l’idée que sa pratique par le kponpo lui confère une puissance extraordinaire sur son humanité biologique. Le kpon modifie son humanité biologique ou plus précisément améliore, voire augmente ses performances physiques, intellectuelles, émotionnelles, morales. Il hisse le kponpo au stade de « transhumain ». Or, le transhumanisme, courant de pensée né au début des années 1980 dans les Universités californiennes aux États-Unis, promu par N. Bostrom, M. More, V. Vinge, H. Moravec et R. Kurzweil, entend recourir à la convergence des NBIC pour améliorer et augmenter notre humanité biologique. Dès lors, quel rapport existe-t-il entre le kpon chez les Abidji et le transhumanisme ? Ce problème fondamental fait naître d’autres questions : quel est le contexte d’émergence du kpon ? Quel sens recouvre le transhumanisme ? Quelle analogie peut-on établir entre le kpon chez les Abidji et le transhumanisme ?

      La présente contribution est un point d’intersection entre deux domaines : l’épistémologie des sciences cognitives et celle des savoirs endogènes. Elle a pour but de montrer que nonobstant les différences notables entre le kpon chez les Abidji et le transhumanisme, il existe une profonde analogie entre les deux, de par leurs objectifs. Tous deux visent le passage d’un paradigme thérapeutique à un paradigme « amélioration/augmentation » de l’homme. Pour atteindre ce but, nous adopterons une méthode qui se veut à la fois historique, analytique et comparative.

      Ainsi, notre raisonnement se fera en trois temps. Dans un premier temps, nous aborderons le contexte d’émergence du kpon chez les Abidji, dans un second temps, nous analyserons le transhumanisme et ses acceptions et, dans un troisième temps, nous établirons une analogie entre le kpon chez les Abidji et le transhumanisme….

(Lire la suite dans les Actes du Colloque « Transhumanisme et sociétés africaines : entre utopie, identité et propriété intellectuelle« , Abidjan, 24 août 2022, Université Félix Houphouët-Boigny, à paraître).


[1] – L’individu qui pratique le kpon.

[2] – On se sert de l’acronyme NBIC pour désigner les Nanotechnologies, les Biotechnologies, l’Informatique et les sciences Cognitives.